Projets complexes des territoires : comment orchestrer l’action?

Les redécoupages successifs des périmètres de responsabilité des ministères reflètent à quel point il est difficile d’arrêter une architecture organisationnelle qui permettrait de mener l’action publique de manière optimale. La diversité des organisations des collectivités territoriales atteste de cette même réalité. Il n’en reste pas moins qu’il est primordial d’arriver à conduire une action composée et cohérente entre les différentes thématiques et ce, à toutes les échelles territoriales. Quelles clés pour orchestrer l’action dans ces contextes organisationnels complexes ?

Quand la partition n’est pas écrite au départ

Alors qu’une ancienne friche industrielle est mise en vente, une commune choisit de préempter afin de bâtir un projet au service de l’intérêt général avec un portage public. Le choix ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il a fallu justifier le refus de la vente à un opérateur privé. Cela a nécessité un an de réflexion en interne, entre la commune, la communauté de communes et la communauté urbaine. La question à résoudre : en quoi un portage public permet d’apporter plus de valeur au territoire ? Au fil des échanges, les enjeux ont été posés : sur la dimension sociale tout d’abord – avec l’opportunité de bâtir des logements sociaux à haute qualité environnementale, plus largement sur la dimension environnementale – avec la renaturation d’une zone humide, puis sur la dimension touristique, patrimoniale, culturelle et économique – avec l’opportunité de valoriser un ancien moulin, de l’intégrer à un parcours touristique de la métropole ou encore avec des possibilités de tiers lieux. En parallèle différents cercles d’acteurs ont été intégrés à la réflexion, en partant d’un cercle restreint d’élus mobilisés au départ, puis en élargissant peu à peu à d’autres élus, aux riverains, aux acteurs socio-économiques du territoire (ex : bailleur social, agence de l’eau), aux services de l’Etat (ex : DREAL, DDT), aux financeurs régionaux, nationaux et européens.  

Résultat un an après : un projet globalement défini, perçu par l’ensemble des acteurs comme porteur d’une vision cohérente, financé par des conventions sur 10 ans avec l’Etat, l’Europe et la région (plus grosse subvention de la région Pays de la Loire), un projet qui fait consensus et qui enthousiasme les parties prenantes.

Ce cas est particulièrement intéressant car le projet n’est pas issu d’une idée précise au départ, il est le fruit d’une construction progressive pendant laquelle il y a eu tout un travail pour faire émerger des besoins. « On aurait pu perdre le fil mais grâce à cette démarche itérative et co-construite, on garde une vision d’ensemble et le résultat est cohérent », indique le directeur général de services qui porte ce projet. Autre point remarquable : d’emblée l’incertitude est intégrée au projet « on sait qu’en 10 ans il peut se passer beaucoup de choses, les choix ne sont pas fermés, on a la flexibilité pour adapter le projet en fonction des retours des études, sans en perdre l’essence ». Dans cet exemple, les élus, appuyés par le directeur général des services (DGS) disposent d’une partition d’ensemble, dont ils n’avaient au départ que la tonalité, qui se précise au fur et à mesure, et autour de laquelle ils peuvent orchestrer l’action. C’est la clé d’une action composée et cohérente qui prend en compte les aléas et qui s’adapte aux usages réels, dans un contexte avec autant de parties prenantes. Cependant, dans l’action publique territoriale, de nombreux facteurs peuvent conduire les acteurs à négliger la construction progressive de cette partition d’ensemble, avec pour conséquence des dissonances, parfois difficiles à rattraper.

Ces obstacles qui peuvent conduire à des dissonances

L’écueil n°1 est de vouloir figer la mélodie principale avant d’avoir travaillé l’ensemble. Par exemple,  déterminer une enveloppe budgétaire fixe très en amont, sans en démordre. Cas vécu par un des DGS interrogé. Conséquence : « on a perdu plusieurs années et le projet a finalement coûté beaucoup plus cher ». Autre exemple vécu par une collectivité, dans le cadre de la rénovation d’une infrastructure : la collecte du besoin s’est faite essentiellement auprès de l’usager final, sans intégrer d’autres considérations, par exemple sur l’empreinte environnementale ou sur les innovations offertes par l’écosystème d’acteurs locaux. Résultat, « on s’est senti coincé, on n’avait plus de leviers pour pousser d’autres manières de faire ».  Troisième cas, dans un projet d’aménagement urbain, concerté avec les habitants, les contraintes des experts de l’Etat déconcentré ont été intégrées trop tard ce qui a rendu caduc tout le travail de co-construction préalable. « Le cadre de départ à l’intérieur duquel on a organisé la concertation aurait dû être complété en amont » analyse le DGS concerné. Ces différents exemples s’expliquent bien souvent par la volonté d’avancer vite, l’envie de fixer des choses précises rapidement (parfois induit par des demandes réglementaires ou des conditions de financement), par une peur de se confronter à des points de vue différents qui conduit à repousser le plus loin possible la confrontation,  voire par une injonction implicite à ne pas découvrir de problèmes dans les phases amont. Mais ils illustrent aussi la difficulté à intégrer un nouveau point de vue tardivement, notamment parce qu’on n’avait pas identifié en amont que ce point de vue pouvait avoir un impact sur le reste. Tout l’enjeu est d’arriver à identifier l’ensemble des voix concernées puis itérer peu à peu collectivement en s’accordant sur la trame de la partition d’ensemble avant le détail pour chaque instrument. Cela suppose une conscience des liens entre thématiques, entre acteurs, qu’il convient d’expliciter au fur et à mesure des expériences et de capitaliser. Dès lors, il devient possible de co-construire cette trame solide, autour de laquelle chaque instrument peut ensuite évoluer à des rythmes potentiellement différents.

Le deuxième écueil est de se disputer la place du premier violon avant d’avoir composé la musique ! « Qui est le commanditaire ? Qui valide ? Est-ce le conseil communautaire ou le bureau municipal ? Qui est à la manœuvre ? Est-ce le directeur général des services de la mairie ou la direction du pôle enfance et jeunesse de la communauté de communes ? Faut-il une règle unique de répartition pour toutes les communes ou faut-il s’adapter au contexte de chaque commune ? » Autant de questions dont témoigne le directeur général des services d’une communauté de communes de 20 000 habitants, regroupant 9 communes, lui-même maire d’une commune voisine. Pour une nouvelle école, ou un projet de rénovation d’un pôle maternel, à chaque fois ces même questions se posent, jusqu’à parfois  se dire « si on avait une administration unique, cela simplifierait beaucoup de choses ». Que se cache-t-il derrière ce souhait ? Peut-être celui d’un fonctionnement coopératif qui, au-delà de son appartenance à l’une ou l’autre des échelles territoriales, va chercher à s’appuyer sur les diverses compétences, là où elles sont, et va se mettre au service de la réponse aux enjeux du projet, posés à plusieurs échelles territoriales. Comment faire advenir cette posture coopérative au-delà du poncif ? Une des clés est de permettre à chaque acteur de comprendre clairement son positionnement, ses leviers pour agir sur la musique finale, les leviers de ses homologues contributeurs. Autrement dit chacun doit trouver son instrument pour jouer la partition. L’enjeu ici est bien de partir de la partition à jouer avant de choisir les instrumentistes et pas l’inverse. Une approche systémique, qui part du système que l’on veut faire évoluer –  ici le territoire, permet d’analyser les rôles et responsabilités de chacun à l’aune de leur impact sur le territoire, et ce de manière globale et intégrée. Dès lors qu’on visualise le système sur lequel on agit collectivement, les pratiques coopératives sont favorisées. Les problèmes organisationnels de répartition des ressources, de budget, restent à traiter mais un tel cadre de réflexion systémique permet de les résoudre en gardant comme focale l’impact global de l’action sur le territoire.

Troisième écueil possible : travailler chaque morceau séparément en négligeant la cohérence du concert et de toute la programmation ! Autrement dit, il arrive de faire cet effort de prise de recul systémique dans le cadre d’un projet, en oubliant l’articulation avec les autres projets, la cohérence à l’échelle du territoire, la cohérence à différentes échelles de temps. Par exemple, dans le cadre d’un projet de renouvellement urbain au sein d’une métropole, « une démarche de dialogue citoyen est initiée sur le cadre de vie et l’aménagement ; le dialogue se concentre sur les cheminements ; la question sociale est déconnectée, elle est traitée ailleurs dans le cadre d’un autre projet ; les citoyens ne comprennent pas », témoigne une urbaniste, spécialiste du dialogue citoyen. « Chacun choisit la fenêtre de temps qu’il regarde, soit le présent, soit la cible, très peu la trajectoire et chacun sur son sujet, de manière très silotée ». Rien que sur cet exemple du dialogue citoyen, avoir une approche globale apporte beaucoup de valeur : « en cadrant le processus de dialogue citoyen globalement à l’échelle de toute la zone, on arrive par exemple à réinterroger la question de la centralité et cela impacte tous les projets ; on serait passé complètement à côté avec une approche en silos ». Par ailleurs, se doter d’un cadre systémique global à l’échelle du territoire, a l’avantage de permettre une mutualisation de l’effort entre les différents projets, levier prometteur pour « faire de la maitrise de complexité frugale ». D’après le DGS d’une petite communauté de communes, c’est indispensable : « les moyens humains sont tels qu’une grande partie de l’ingénierie projet est sous-traitée. L’enjeu est alors d’arriver à suffisamment maitriser les enjeux, qu’ils soient techniques, juridiques, financiers, pour donner le bon cadre à cet appui extérieur. » Il s’agit de se doter, non pas d’un carcan qui contraint tous les projets, mais d’une boussole qui qualifie l’ambition et les contraintes, qui porte déjà le fruit d’un certain nombre d’arbitrages, puis qui se précise au fur et à mesure de l’action. Chaque projet est l’occasion d’affiner et de réviser le cas échéant la boussole générale, objet évolutif et vecteur de capitalisation et d’apprentissage collectif.

Outiller l’intention systémique pour une action composée !

Ainsi, l’action publique territoriale ne manque pas de sources de complexité : multiplication des échelles d’action territoriales, diversité des acteurs, interdépendances entre thématiques, technicité métier, réglementaire et financière des projets. Pour construire une action composée et cohérente dans ce contexte, les acteurs et en particulier le chef d’orchestre de l’action a besoin d’une architecture solide qui décrit le territoire en mouvement et qui explicite, autant que possible, les interdépendances. Au-delà de l’intention d’aborder les problématiques de manière systémique, il s’agit de l’outiller concrètement pour une action véritablement systémique.

Claire Dellatolas

Remerciements

Un grand merci aux professionnels qui ont apporté leur expérience et leur point de vue ainsi que leur temps précieux : Jean Benhedi, Julien Croiseau, Claire Jacquinod, Yann Thomas, Frédéric Tiberti.


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