Innover dans les projets complexes – comment garder l’équilibre ?

Dans les projets complexes sollicitant de nombreux acteurs, faire émerger et faire atterrir des innovations, en créant de la valeur pour l’ensemble des parties prenantes, relève d’un travail d’équilibriste sur de nombreux aspects. Comment garder l’équilibre ?

Rester sur une ligne de crête

Qu’ils soient directeurs stratégie & innovation dans des grands groupes, dirigeants de start-ups innovantes ou porteurs de projets innovants, tous font état d’une ou plusieurs lignes de crête délicates à tenir :

  • Entre les rêveurs et les faiseurs – Faut-il anticiper l’avenir à grande échelle alors qu’on n’a pas encore fait fonctionner le premier déploiement ?
  • Entre le droit à l’erreur et l’exigence du résultat – Comment laisser suffisamment de place à l’exploration, la divergence ?  Quand et comment basculer du mode artisanal d’essais-erreurs au mode industriel de maitrise de risques ?
  • Entre la dynamique du projet de développement et la dynamique d’acceptation et d’intégration sur le terrain – Comment articuler les différentes temporalités ?

Le cas d’une start-up développant un processus innovant de traitement des déchets (fossilisateur) est particulièrement riche d’enseignements. Son ambition est de vendre x machines. A l’instant t, il s’agit d’en vendre une.  L’investisseur des premiers jours est demandeur et devient naturellement le premier client pour lequel un projet de déploiement se met en place. Mais l’obtention du permis de construire traine, le délai d’audit ICPE s’allonge, mettant en péril la réussite du premier déploiement. Il faut alors trouver en urgence un autre débouché. Heureusement, certains acteurs dans l’entreprise avaient commencé à démarcher d’autres prospects et ont pu trouver au pied levé un nouveau client.  Résultat : volte-face et réussite pour le premier projet de déploiement ! Avec le recul, cette volte-face réussie a été rendue possible par 3 leviers d’après le responsable stratégie.  

1/ Deux dynamiques se nourrissaient l’une l’autre : celle des « rêveurs » qui préparaient le long terme et celle des « faiseurs » qui travaillaient au fonctionnement du premier projet.

2/ Une capitalisation des apprentissages, en place dès le projet initial, a permis de ne pas reproduire les erreurs sur le modèle de déploiement.

3/ Les incertitudes liées au contexte innovant ont été mieux prises en compte au deuxième essai.

Ainsi, dans ce cas précis, la clé de succès a consisté à mettre autant d’effort à préparer les manières d’opérer avec la future innovation qu’à faire fonctionner l’innovation elle-même, en articulant deux dynamiques de travail en parallèle.

Etudions plus en détail, à travers les retours d’expérience d’autres porteurs d’innovation dans les projets complexes, comment faire cheminer les équipes et leurs parties prenantes sur ces lignes de crête. 

Quelques repères pour garder l’équilibre

Le premier point clé est lié au système qu’on choisit d’étudier. Dans le cas décrit précédemment, la capitalisation des apprentissages n’a pas porté uniquement sur le procédé innovant, mais sur tout le processus d’installation et de déploiement de ce procédé au sein d’une usine. Or, bien souvent, l’attention est portée en premier lieu sur la solution technique innovante elle-même et pas sur les changements inhérents à l’opération de cette solution. Pourtant ce sont parfois des révolutions auxquelles font face les équipes internes, les clients, les fournisseurs, une fois la nouvelle solution déployée. Sans préparation, ces acteurs peinent à bénéficier réellement de l’innovation, ce qui peut mener à des catastrophes. Ainsi dans le cas d’un microscope innovant, l’élargissement du marché s’avère difficile car les équipes de recherche ont besoin de réplicabilité de leurs outils de mesure et ne peuvent facilement intégrer une nouvelle technique dans leurs programmes. Même problématique dans le cas d’un système d’imagerie médicale innovant auprès des médecins.  A l’instar d’un développeur de bateaux à moteur à foils, qui a pris soin de faire tester ses tout premiers prototypes à des propriétaires de bateau lambda, ce n’est qu’en travaillant directement avec les futurs clients qu’on arrive à développer l’acceptabilité de l’innovation. Au-delà de ce principe bien connu des approches de design consistant à travailler en cycle court avec les usagers, ce sont aussi les manières d’opérer en interne qui sont souvent fortement impactées. Ainsi la mise en œuvre d’un procédé de fabrication additive pour une hélice de navire a nécessité, non seulement l’implication du propriétaire du bateau dès le début, mais aussi la mobilisation de tout l’écosystème interne (experts des différentes disciplines impliquées, certificateurs, …). Comme l’explique le directeur innovation, « sur ces systèmes de systèmes très complexes, il est primordial d’impliquer toutes les parties prenantes, qu’elles soient enthousiastes ou réticentes, dès le début pour avoir une chance de lever les freins et d’aboutir ». Un balayage de tous les processus de l’entreprise et de leurs parties prenantes, peut ainsi permettre d’identifier suffisamment tôt le besoin de retravailler l’approche contractuelle, de modifier les critères de recrutement des nouveaux profils, d’adapter les procédures de validation et certification, de revoir les processus d’après-vente en conséquence, …. Il s’agit ainsi de considérer un périmètre d’étude bien plus vaste que la simple innovation technologique et ce périmètre n’inclut pas uniquement les futurs usagers.

Le deuxième enjeu est de mesurer l’effort à mettre dans l’anticipation des changements induits par une solution innovante (ce qu’ont envie de faire les « rêveurs ») par rapport à l’effort de développement de la solution innovante elle-même (ce sur quoi se concentrent naturellement les « faiseurs »). La clé est de se donner les moyens de détecter les points à transformer dès l’amont et d’en mesurer l’ampleur. L’instruction fine et le traitement de ces transformations pourront ensuite être intégrés dans une trajectoire, en fonction de leur ampleur et en articulation avec le développement de l’innovation. Le cas échéant, cette anticipation permet en outre de détecter des obstacles majeurs qui pourraient conduire à revoir complètement le positionnement de l’innovation. Le balancier consiste ici à équilibrer l’investissement dans l’analyse systémique et le coût de correction a posteriori ou le coût d’abandon de l’innovation. Pour détecter les nécessaires adaptations « autour de l’innovation », il s’agit de projeter les équipes (internes et externes) dans des situations d’opération concrètes avec l’innovation. La « projection » peut prendre différentes formes : d’une simple co-écriture du fonctionnement cible jusqu’à des préfigurations de la future opération plus avancées. Le simple fait de co-écrire un fonctionnement cible dans la nouvelle situation constitue déjà un premier niveau de projection. Ainsi, dans l’industrie automobile, dans le cadre du développement d’une plateforme innovante permettant la mise à jour à distance des logiciels d’une voiture, il a fallu travailler l’impact sur les processus d’ingénierie, vente, après-vente, qualité, … en décrivant collaborativement, avec des représentants de chaque métier, des cas transverses comme « réparer la voiture » avec cette innovation.  Grâce à cette méthode, les équipes ont pris conscience de l’ensemble de l’impact de l’innovation sur leur quotidien et ont pu anticiper les adaptations requises, en cohérence avec leurs pairs. Bien souvent cet exercice soulève des questions stratégiques qui n’ont pas toujours été anticipées et qu’il convient de traiter avant le premier déploiement. Cette méthode de projection collaborative sur des futurs cas d’opération est aussi un moyen d’articuler la dynamique de développement de l’innovation avec la dynamique d’acceptation terrain. Ainsi, dans le cadre d’un projet d’aménagement innovant pour regrouper 3 équipes DSI (incluant flex office, mobilité douce, …), le mécanisme utilisé pour aider les équipes à se projeter dans cette nouvelle configuration de travail a été de faire travailler les opérationnels terrain des 3 équipes ensemble sur le projet lui-même, de sorte à expérimenter les pratiques coopératives inter-équipes en amont. Résultat : avant même que le nouveau bâtiment soit sorti de terre, les équipes ont déjà « vécu » des coopérations et c’est à cette occasion qu’ils ont pu identifier des prérequis pour les faciliter. Enfin, pour mener efficacement cet exercice de projection, il est primordial d’arriver à « superposer » l’analyse des différents cas. Il s’agit de localiser les adaptations proposées au sein d’un cadre d’analyse systémique du périmètre d’étude afin de repérer les synergies et incohérences et de traiter les adhérences entre les cas.

La troisième question est celle de l’équilibre entre le monde de l’exploration (droit à l’erreur, développement artisanal) et le monde de l’exigence de résultat (maitrise des risques, développement industriel).Dans les start-ups, cela correspond souvent à une phase du développement de l’entreprise. Si l’innovation s’est développée par essai-erreur, autour d’une équipe resserrée d’experts fondateurs qui partagent un objectif commun, il y a, à un moment donné un point de bascule. Comme l’explique un dirigeant de start-up travaillant sur un microscope innovant, « il devient nécessaire de formaliser davantage la vision de la solution et les interfaces entre les différentes briques ». Le cercle des personnes impliquées s’élargissant, il y a un risque de dispersion. Et ce risque est accru par exemple par la multiplicité des financements. L’équipe a donc basculé dans un mode de fonctionnement autour d’une vision intégrée formalisée, qui permet à tous de rester alignés, tout en continuant à faire évoluer cette vision au fur et à mesure. Dans d’autres cas de start-ups innovantes, le point de bascule a été l’obligation d’obtenir plus rapidement un niveau de confiance supérieur sur les prototypes. Dans ces différents cas, même après la bascule vers des processus permettant une plus grande maitrise des risques, étant donné qu’il s’agit de projets complexes, il reste des aléas et de l’incertitude. L’enjeu est d’accepter cette incertitude et de prévoir un espace pour la traiter. Comme le soulignent les porteurs de projets innovants :  il s’agit de « se donner des leviers d’action pour avoir un peu d’air pour gérer le risque », par exemple « trouver le bon équilibre pour piloter, il y trop d’aléas pour faire des plannings détaillés ». Dans les grands groupes, cela correspond à deux paradigmes qui coexistent au sein de l’entreprise et qu’il faut réussir à articuler. Dans l’exemple de la construction navale, il y a une tension permanente entre d’une part la préservation d’un univers exploratoire où l’échec est dédramatisé voire valorisé et d’autre part la détection des pépites qui vont pouvoir être embarquées dans des projets dont on doit maitriser les risques. Comme les systèmes considérés sont très complexes, un seul changement sur un paramètre peut avoir un important effet domino qui peut s’avérer difficile à maitriser. Le passage de l’un à l’autre est ainsi un moment très délicat. Il y a des rendez-vous à ne pas rater avec les chefs de projets qui cherchent à maitriser les risques. L’enjeu est qu’ils acceptent d’embarquer des innovations, en intégrant les aléas associés. Dans l’autre sens, pour favoriser l’émergence des innovations, l’enjeu est que n’importe quel collaborateur, y compris ceux qui travaillent dans l’univers de l’exigence de résultat, puissent venir, à un moment donné, explorer, tester une idée. Et dans ce monde-là, il faut aussi réussir à accélérer et à ne pas s’enfermer dans des fausses pistes. Finalement, la clé de succès est peut-être d’arriver à créer une porosité entre ces deux mondes ? C’est en tout cas le retour du directeur stratégie et innovation d’un grand groupe industriel : « il faut arriver à faire comprendre qu’il y a un mode exploratoire et un mode convergent, maintenir la connexion entre les deux et en même temps l’état d’esprit de chacun des deux modes ». Si cet enjeu est très lié à l’humain et l’organisationnel, le fait de disposer d’une architecture système formalisée et partagée constitue un appui précieux car elle permet de maîtriser l’impact de l’intégration d’une innovation dans un système complexe. C’est ce cadre de référence partagé entre les deux mondes qui va faciliter le dialogue et rendre robuste l’analyse d’impact d’une innovation, permettant d’éviter l’effet domino tant redouté d’un chef de projet.

Un balancier solide pour bien doser

Ainsi, pas de recette magique pour choisir le camp des rêveurs ou des faiseurs, le droit à l’erreur ou l’exigence du résultat, la dynamique du projet ou celle du terrain. Tout l’enjeu est d’arriver à trouver le juste équilibre entre ces dualités. Dans le cadre de projets complexes, pour aider les porteurs d’innovation à trouver ces équilibres, un cadre d’analyse systémique peut s’avérer précieux :

  • Pour détourer le bon périmètre d’étude au-delà de l’innovation elle-même
  • Pour identifier et prendre du recul sur les adaptations nécessaires dans l’opération de cette innovation, aussi bien dans les processus internes des entreprises qui opèrent que de leurs parties prenantes
  • Pour faciliter la transition et le dialogue permanent entre le monde de l’essai-erreur et le monde de la maitrise des risques.

Véritable balancier des porteurs d’innovation, le cadre systémique donne des repères pour bien doser et équilibrer les approches.

Claire Dellatolas

Remerciements

Un grand merci aux professionnels qui ont apporté leur expérience et leur point de vue ainsi que leur temps précieux : Pierre Bizouard, Claire Camps Massard, Julien Decloux, Richard Forest, Anas Jaballah, Baptiste Jean, Vincent Vivarès, Alexis Vrignaud.  


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